Strasbourg a décidé de vivre son mandat de Capitale mondiale du livre UNESCO 2024 sous le slogan Lire notre monde. Cinq axes d’action, orientés vers l’enfance, l’écologie, le débat d’idées, la "ville refuge" et la création artistique, ont été définis puis déclinés en 25 programmes. Ceux-ci proposeront jusqu’en 2025 plus de 200 initiatives très diverses. Quelle est la philosophie de ce projet et quelles seront ses traductions concrètes pour les habitants ? Éléments de réponse avec la personne qui pilote l’ensemble au sein de la Ville : Anne-Marie Bock.
Anne-Marie Bock, en raison de son histoire, avec la présence de Gutenberg et d’imprimeurs dès le XVe siècle, Strasbourg est l’une des villes au monde les plus légitimes pour obtenir le label de capitale mondiale du livre ; or, il semble que la Ville s’est d’abord engagée pour des préoccupations très actuelles, liées au social et à l’écologie. Quelle était la motivation profonde de cette candidature ?
De nombreuses raisons ont sous-tendu cette décision prise par l’actuelle municipalité dans le contexte de la campagne électorale de 2020. En premier lieu, il y avait l’identification de forces en présence qui, à travers cette candidature, donnaient la possibilité de transformer les choses positivement et concrètement pour les habitants. L’histoire, on en est redevable, c’est une assise, mais il faut pouvoir s’en servir pour le futur.
Mais tous les Strasbourgeois n’ont pas forcément conscience de cette histoire : avant de faire de ce passé une force pour le futur, il faut le rappeler, non ?
Cette connaissance peut devenir diffuse, c’est vrai, et il faut effectivement rappeler le contexte de l’époque. Ce n’est pas un hasard si Gutenberg et tant d’autres imprimeurs après lui se sont installés à Strasbourg : il y avait le Rhin, un environnement intellectuel, la position de carrefour entre la Hollande et l’Italie... Or, ce sont autant d’atouts que la ville possède toujours ! Ce projet, c’est un trait d’union entre hier, aujourd’hui et demain. Entre cette histoire puissante, qui mérite d’être resituée, un présent qui apparaît bien troublé, marqué notamment par des chocs culturels, et la question de savoir ce que l’on fait de tout ça pour demain… Les enjeux sont nombreux. On assiste ainsi à une grande diversification des pratiques de lecture, avec le développement des livres audio ou des mangas lus sur les smartphones… Dans le même temps, en France, environ 10 % des jeunes sont en situation d’illettrisme. Il y a encore les questions liées à l’environnement : notre pays est celui de la "bibliodiversité", on y assiste à une véritable surproduction littéraire... Dans ce contexte, nous faisons le pari que le livre et la lecture ont la capacité d’accompagner toutes les transformations qui nous attendent : climatiques, culturelles, sociales…
"Le tourisme n’est pas la vocation première"
En découvrant les cinq axes qui structurent cette candidature et cet événement, on se dit que l’on a affaire à un véritable manifeste politique…
Ces axes ont été portés, définis et construits par les élus. Autour de ça, nous avons "problématisé" ces questions avec les différents acteurs concernés. Notre projet rassemble aujourd’hui environ 200 partenaires : bibliothèques, libraires, éditeurs, institutions culturelles, associations, etc. À partir des cinq axes, nous avons élaboré les 25 programmes qui sont leur traduction opérationnelle. L’ensemble agglomère la vision politique et stratégique que l’on a nourrie, et que l’on doit à l’Unesco, et le fait de valoriser, et pourquoi pas d’amplifier, des propositions culturelles préexistantes. Je pense aux Bibliothèques idéales, mais aussi aux Rencontres de l’illustration, aux grandes expositions des musées, etc.
Pourquoi avoir choisi le slogan Lire notre monde ?
Dans ce slogan, l’adjectif possessif "notre" est très important : nous voulons faire de ce projet un élément fédérateur, un vecteur de rencontres. "Notre monde", c’est la notion de bien commun, ce que l’on vit ensemble à travers la lecture, l’écriture, le dialogue... C’est la rencontre entre les différentes générations ou entre des migrants et des personnes qui sont d’origine alsacienne depuis des siècles...
Puisque l’on s’intéresse d’abord aux habitants, le but premier de cette opération n’est donc pas de faire venir du monde à Strasbourg, comme c’est le cas par exemple lors d’une exposition universelle ?
Bien sûr, ces enjeux sont présents : l’office du tourisme déploie des visites thématisées Lire notre monde et nous aurons, en 2024, une saison d’été dédiée dont les touristes bénéficieront. Il n’y a aucune raison de se priver de cela. Mais l’attractivité touristique n’est pas, ici, la priorité. Ce qui prime est bien une transformation sociale, en profondeur. C’est ce que demande l’Unesco. Strasbourg est la première capitale à intégrer d’aussi forts ingrédients d’écologie pour le livre en plus d’avoir pensé toute la dimension sociale. Les habitants attendent des événements, et il y en aura, mais 50 % du travail que je réalise actuellement ne se verra pas de manière éclatante... Nous travaillons sur la durée, ce qui n’est pas le fort de nos sociétés actuelles. C’est vraiment un choix.
"La force du collectif"
Pouvez-vous citer des éléments qui seront pérennisés après ce projet ?
Le premier point, c’est sans doute la force du collectif Lire notre monde ! Tous ces partenaires pourront se retrouver par affinités sur des thématiques spécifiques : écologie du livre, éducation, patrimoine… Il y aura aussi des choses très concrètes, comme le caractère typographique Strasbourg, mais il s’agira surtout d’actions au long cours : l’augmentation des cours de français langue étrangère, la lutte contre l’illettrisme ou encore une modernisation progressive de nos 114 bibliothèques d’école.
Souvent, celles-ci ressemblent aux bibliothèques des années 1980 : plus on a de livres, mieux c’est, et peu importe si personne ne les ouvre... Notre idée est de les agencer pour permettre des usages collectifs : accueil d’écrivains, séances d’éducation aux médias, ateliers d’écriture... Dès qu’il y aura une opportunité, lors d’une construction ou de travaux, nous repenserons leur organisation.
Nous allons remobiliser tout le monde sur l’enjeu de la place du livre et de la lecture à l’école et à la crèche. Par exemple, des îlots pour la lecture pourraient s’envisager à l’extérieur lors des opérations de végétalisation des cours de récréation…
Cette volonté de profiter de l’événement pour engager des changements en profondeur est-elle commune à toutes les capitales du livre ?
Je me suis rendue dans l’actuelle capitale du livre, Accra, au Ghana, et c’est clairement le cas là-bas, bien entendu. Dans cette ville, il n’y a pas de bibliothèques et très peu d’écoles publiques : le simple accès au livre y est très compliqué. Son slogan, c’est "Book a book" ("Emprunte un livre"). Lors de l’édition 2020, Kuala Lumpur (Malaisie) insistait sur le fait que chaque enfant puisse tenir un livre dans sa main avant l’âge de cinq ans…
La différence de niveau entre toutes ces capitales du livre est ainsi très grande...
Oui. Et dans le même temps, il ne faut pas oublier qu’ici aussi, nous sommes confrontés à des enjeux sociaux énormes : dans une ville comme Strasbourg persistent de fortes inégalités d’accès au livre.
"Lire est le seul moyen de vivre plusieurs fois", "Lire, c'est voyager, voyager, c'est lire"... Ces citations, et bien d'autres, ont été accrochées place Gutenberg, à Strasbourg, le 22 avril 2023. Lire, c'est aussi retenir des phrases qui nous parlent et que l'on a envie de partager...