Raconter sa vie, se souvenir des belles choses ou replonger dans un vécu traumatisant… À Strasbourg, des collectifs engagés et des associations d’aide aux plus vulnérables se sont saisis de l’appel à projet lancé par la Ville pour tendre une plume à celles et ceux qu’on n’écoute pas, mais qui ont tellement à dire.
Les effets bénéfiques de l'écriture
Se raconter pour ne pas s’oublier
Pour sortir de l’isolement les personnes âgées vivant en EHPAD, pour les stimuler intellectuellement et raviver leur mémoire, Alison Arnold, psychologue, a eu l’idée de faire rentrer ce projet à l’Abrapa Saint-Arbogast. Une dizaine de résidents et résidentes participent deux fois par mois à des ateliers d’écriture animés par l’autrice Beevy Jalma. À chaque séance, un thème choisi aide à déclencher le souvenir et à produire un poème, une carte postale ou un texte court. "L’exercice mobilise beaucoup de souvenirs sensoriels, il va au-delà de l’introspection, car il donne l’occasion de partager, d’élargir le champ de ses pensées et donne un support à de nouvelles discussions" se réjouit la psychologue. "Ces confidences ont aussi le pouvoir de redonner à chacun·e son identité, de ne pas s’oublier pour se sentir exister".
Renouer avec une forme de liberté
Pour l’association Casas, qui accompagne des refugié·es, le projet d’écriture "Départs et d'autres" s’est imposé comme une évidence pour ouvrir un espace de liberté dans le quotidien de personnes très contraintes par l’obligation première de résoudre leurs besoins basiques. Une douzaine de volontaires de tous âges participent à des ateliers d’écriture et d’illustration pour produire ensemble un livre. "L’écriture est importante dans une période de leur vie où rien n’est stable, où tout est en devenir. Plus habitué·es à livrer leur histoire à l’oral, ces volontaires ont apprécié de se lancer dans un projet palpable, qui leur permet aussi de s’approprier la langue française" explique Pascale Guarino, directrice de Casas. L’exercice libère la parole, il permet de renouer le dialogue avec soi dans un parcours d’exil ou dans un quotidien précaire, il apporte de la fierté. "Les productions sont très belles et positives. Les souvenirs permettent de se réapproprier sa vie passée, de montrer la personne qu’on est au-delà du réfugié."
Dépasser un traumatisme
Strasbourg, ville refuge, compte de nombreuses associations d’aide aux réfugié·es politiques, souvent meurtri·es par leur parcours d’exil. Kodico s’emploie à les accompagner vers un emploi choisi, cohérent avec la précédente vie de ces déraciné·es. "Revivre son parcours d’exil dans l’écriture, c’est une chance de laisser le traumatisme du départ derrière soi. Pour nos 11 volontaires, il y a aussi l’envie d’expliquer au monde pourquoi on quitte son pays et comment on s’enracine ailleurs" explique Lise Wittersheim, directrice de Kodico.
Pour Sabine Bossuet, biographe et art thérapeute "L’expérience est très forte. Dans leur effort d’intégration, la plupart évitent de se tourner vers leur passé. Pourtant cet effort est transformationnel, il va leur permettre d’être résilient·e et de reprendre la main sur leur vie." Ces récits pleins de force et d’espoir ont fait l’objet d’une lecture publique le 21 décembre au Marché de Noël Off. L’ouvrage collectif, illustré par trois des auteurs - également illustrateurs et illustratrices professionnel·les - cherche encore des mécènes pour financer son édition.
Reprendre le cours de sa vie
- En tant que réseau culturel et solidaire en Alsace, l’association Tôt ou t’art joue pleinement la carte des pratiques artistiques et culturelles pour accompagner des personnes ayant des vécus difficiles, dans la rue, dans la migration ou dans l’isolement social. 11 volontaires ont joué le jeu de se raconter dans un livret très personnel, illustré de collages. "Nous avons privilégié des modes d’expression accessibles à tous et toutes, car parler de soi ne va pas de soi" constate Cécile Haeffele, directrice de l’association. "Cette création écrite et visuelle les a aidé·es à retrouver leur identité, à se remobiliser vers un objectif. Grâce à cet élan, ces personnes ont renoué avec le sentiment d’être capables, avec une vraie fierté et un peu de confiance en elles."
- Pour le centre Bernanos, qui accueille de jeunes mineurs migrants isolés de leur famille, le projet de construire un livre de témoignages suit ces mêmes objectifs, avec un point de vue original : raconter son parcours d’intégration en France, se projeter dans l’avenir. "Toutes celles et ceux qui se sont engagé·es dans le projet ont l’envie de changer le regard sur les migrants" explique Noé Poizat, directeur de la structure. "Ces récits d’émancipation ont une forme très libre, nous avons conservé des témoignages bruts. Le résultat est dense et très profond, entre partage d’états d’âme et récits plus journalistiques. Pour les jeunes qui arrivent et pour ceux qui sont sortis de ce parcours, il laisse une trace."
Journal de vie, outil transitionnel, objet trace… chacun de ces livres ou livrets, inspirés d’histoires vraies, exprime avec force le pouvoir des mots pour se raconter et le pouvoir du livre pour transmettre des messages et les inscrire dans le temps. Dans toutes les langues, l’écrit est ce qui nous façonne et ce qui nous lie.