Dans le cadre de Strasbourg Capitale mondiale du livre, le Conseil européen des associations de traducteurs littéraires (CEATL) a organisé pour la première fois des rencontres réunissant tous les acteurs et actrices de la traduction littéraire. Pendant trois jours, tables rondes et ateliers ont permis d'échanger sur les défis du secteur et de renforcer les réseaux existants à l'échelle européenne. Retour sur l'événement par Pascale Camus-Walter.
Avez-vous déjà assisté à une “babylophonie” ? Non ? C’est la surprise et le cadeau que nous offrent ce soir le lauréat du Booker Prize international 2023 Guéorgui Gospodinov et ses cinq traductrices, réunies à Strasbourg sur la scène de la grande salle du Pavillon Joséphine pour l’inauguration officielle, le 2 octobre 2024 à Strasbourg, des premières Rencontres européennes de la traduction littéraire.
Le mot babylophonie a une particularité : c’est un des rares mots sur lequel Google va sécher et ne trouver absolument rien à répondre à ma requête. Sur le net, le mot n’existe pas. Je tente Chat GPT qui me répond avec aplomb que la babylophonie “fait référence aux premières productions vocales des enfants qui ne sont pas encore totalement des mots, mais qui représentent un apprentissage et une exploration des sons de la langue”.
Mais non, vraiment non, aucun dictionnaire ne vient corroborer cette réponse minute et fantaisiste de l’IA, et je ne trouve aucune trace nulle part que ce mot existe bien et qu’il a bien cet usage. Il y a bien “babyphone” ou “babil” pour les bébés, mais de “babylophonie”, point.
Et pour cause : ce mot a été inventé de toutes pièces par Guéorgui Gospodinov et ses traductrices pour nous régaler ce soir d’un babil cosmopolite où six langues européennes, le bulgare, le polonais, l’anglais, l’albanais, le français et l’espagnol vont mêler leurs accents dans un joyeux mélange de sons européens et nous décliner à l’unisson, mais de leurs voix plurielles, quelques phrases de son roman Physique de la mélancolie.
Traduire, écrire, transmettre : l'empathie au cœur des mots
“On ne peut pas traduire un texte avant qu'il soit écrit.”. Cette simple affirmation a bien tracé les contours de la quête que nous poursuivrons pendant ces deux jours dédiés à la traduction littéraire, et surtout, aux traductrices et traducteurs qui en font leur métier.
Mais l’écriture n’est-elle pas déjà elle-même une traduction ? Un nuage de phrases vole et nous entoure : “écrire c'est aussi traduire de l'invisible au visible, transcrire un rêve”, “transposer un cauchemar du domaine du rêve vers le monde visible de l'écrit”, “l'écriture ramène les morts vers les vivants”, “en racontant nous domptons les monstres de l'effroi”.
Mais aussi : “traduire égale déplacer”, “traduire c'est être ému, à la différence de la machine”, car “la traduction est une empathie de second niveau pour comprendre l'auteur et le porter vers le lecteur”, “son œuvre entre en résonance avec le domaine personnel du traducteur”.
Une phrase résume mieux que tout la traduction littéraire dans un “Je nous sommes” cher à Gospodinov : “Raconter et traduire les histoires du monde dans l'empathie vers l'humain
Passer les portiques du Parlement européen au petit matin est toujours un moment émouvant, même si j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises ces temps-ci de pénétrer dans le dédale de la majestueuse couronne de verre et de béton.
C’est par un premier café que débuteront les deux journées suivantes consacrées aux travaux des Rencontres. De petites tablées se forment autour des nappes rondes posées comme des champignons blancs sur l’emblématique moquette fleurie, signature du lieu. Commentant les sorties de la veille, une traductrice anglaise épuisée confie à ses collègues qu’elle se sent ce matin comme “Lost in translation”. Rires dans la salle.
Une bonne humeur et des rencontres riches, mais dans un climat d’inquiétude en arrière-plan.
Car le monde professionnel de la traduction est touché de plein fouet par l’expansion rapide de l’IA. Nous apprenons au cours des présentations que dans le contexte actuel, 30 à 35% de traductrices et traducteurs veulent changer de métier.
Dans le rapport de force avec l'IA, le métier voit ses cadences de travail augmenter, la rémunération baisser, tout comme la qualité du travail rendu.
Actuellement on observe déjà des contrats de post-édition, qui consistent simplement à relire et corriger le produit d’une IA, à seulement 5€ la page sans mention du traducteur ou de la traductrice, alors qu’une traduction d’un livre de fiction se situe normalement dans les 17 à 18€ la page avec mention du traducteur ou de la traductrice.
L’utilisation de l’IA en traduction mène surtout à la privation pour le traducteur du 1er essai, ce que l’on appelle le premier jet, qui lui permet de s’approcher au plus près du ressenti de l’auteur ou de l’autrice, et qu’elle ou il devra ensuite restituer dans son choix propre de mots. L’IA amène ainsi à un appauvrissement de la langue par une standardisation, un manque de déconstruction de la pensée de l’auteur et de l’autrice qui permettait de se décentrer et d’appréhender le sens profond et l’émotion de la pensée d’un·e écrivain·e littéraire.
Les professionnel·les hautement qualifié·es de la traduction risquent d’aller exercer leurs talents intellectuels dans d’autres domaines. De nombreuses traductions transversales de langues minoritaires vers d’autres, ou de langues minoritaires vers des langues dominantes comme l’anglais verront aussi leur flot se tarir, amenant ainsi inéluctablement un manque de diversité.
Des recommandations pour un bon usage de l'IA
L’European Writers’ Council (EWC) – Fédération des Associations Européennes d’Ecrivains (FAEE), une association de 220 000 membres qui représente 50 associations et syndicats d’écrivain·es et traducteurs et traductrices professionnel·les dans 32 pays européens pour des publications en 35 langues, a publié une liste de dix recommandations pour un bon usage de l’intelligence artificielle dans la rédaction, la traduction et la publication.
Les 10 recommandations portent sur le consentement (le respect de la propriété intellectuelle dans l'entraînement des IA), l'intégrité (informer les auteurs et autrices de l'usage de leurs œuvres dans la production de contenus artificiels), la rémunération pour l'usage en IA de ces œuvres, la liberté pour les auteurs, autrices et traducteurs, traductrices de ne pas utiliser l'IA, la loyauté dans les déclarations des éditeurs lors de la cession de droits pour l'IA à des tiers, la transparence en entrée dans l'IA sur les données d'auteurs utilisées, ainsi qu'en sortie pour signaler les œuvres créées par IA. Elles demandent également la protection des textes et données non autorisées aux IA, des outils de vérification des logiciels quant aux clauses de cession indûes contenues dans les conditions d'utilisation. Enfin, elles demandent un engagement de la responsabilité collective pour un usage éthique de l'IA préservant la créativité humaine
Ce que je retiens de ces journées, c’est que la traduction est une pratique dans l'effacement, car moins on voit la traduction, meilleure elle est.
Mais que nous avons besoin aujourd’hui de l’émergence d'une conscience linguistique. Si un·e écrivain·e a la certitude d'être bien traduit·e, il ou elle peut écrire en toute confiance pour un public plus large. Mais aussi bien l’écriture, que la traduction et la lecture s’inscrivent dans la chaîne de la transmission humaine.
La traductrice, le traducteur, y tiennent une place particulière. Il ne s’agit pas d’une simple transcription de mots, mais d’une réalité créée par l’écrivain·e que la personne qui traduit perçoit, ressent et restitue dans un choix de mots particuliers dont l’ensemble évoque cette ambiance littéraire particulière. Words shape reality, les mots façonnent la réalité, telle est la devise forte des métiers de l’écriture humaine comme la traduction qu’il nous a été donnée à entendre lors de ces discrètes, et oh combien humaines, premières Rencontres européennes de la traduction littéraire à Strasbourg cet automne.