Cultures créoles : rencontrer la mémoire et l’universel

14 juillet 2024

Organisée par le Cercle Européen de Représentation des Antilles-Guyane (Cerag) de Strasbourg, la Rencontre des cultures créoles du 1ᵉʳ juin au Lieu d’Europe a projeté ses rayons ultramarins sur l’espace, le mouvement et le temps, revisitant la notion d’identité.

L’extension du Lieu d’Europe, dernière nouvelle d’Alsace

À l’arrêt de tram Droits de l’homme, des pas imprimés sur le trottoir m’invitent à rejoindre le Lieu d’Europe. Pas vite perdus quelques mètres plus loin dans l’enchevêtrement du carrefour et de ses rails, ses voies et pistes diverses.

Le Lieu d’Europe est cette demeure bourgeoise nichée au fond d’un parc arboré et fleuri, flanqué de statues surannées, appelé tantôt Kaysersguet, tantôt Parc Henri-Louis Kayser, Villa Wach et désormais Lieu d'Europe. Un lieu un peu mystérieux devant les grilles duquel j’étais passée plusieurs fois au temps du Covid, lorsque le rayon de promenade du confinement s’était agrandi.

Dans la salle lumineuse du nouvel espace de conférence inauguré ce printemps, les interventions se succèdent et résonnent ici comme un appel à l’universel.

Maryse et Simone

De Maryse Condé, notre marraine du livre disparue récemment, on redira que la littérature n’a ni frontière ni couleur et que ce n’est pas l’identité qui fait apprécier l’art. Les Antilles disent au monde cette évidence.

Daniel Maximin nous emmène dans les années 40 à la rencontre des Free french, ces combattants antillais fuyant le fascisme tropical pour rejoindre les îles anglaises proches et s’engager avec les alliés dans la résistance. Dans la solidarité des opprimés, la résistance se fait internationale. Et s’il y a une couleur de l’oppression, il n’y a pas de couleur de la résistance. Si la peau est un masque, notre chair commune est le masque que nous ne pouvons pas enlever. L'humain est de partout, sinon il n’est jamais que soi-même et les autres pour lui d’éternels étrangers.

 

L’identité créole ne se fonde ni sur une place, ni sur une ancienneté. Nous inventons nos ancêtres. Martinique, Guadeloupe et Guyane convoquent à elles-seules 4 continents pour une île, et partout dans le monde, on y trouve des cousins créoles. 

La Guadeloupe, où elle exerça comme lointaine successeur de Daniel Maximin les fonctions de directeur régional des affaires culturelles, Anne Mistler nous l’avoue ce matin, a bouleversé complètement sa façon de vivre la culture et la lecture en y ajoutant la dimension de la danse, du rythme.

C’est au son du tambour ka, joué par des femmes, que s’égrènent alors les mots de Maryse de "La vie sans fards" et de Simone, "Paroles d’une femme ordinaire".

Aucune photo ne peut décrire ce moment de pure poésie, de lecture à musique au corps, bercé par les robes chatoyantes, dans la douce énergie des percussions féminines.

Le pays est petit si le cœur est petit. Il est grand si le cœur est grand. Je ne sais pas si mon pays est petit et mon cœur grand, mais je ne me suis jamais trouvée à l’étroit dans mon pays

Simone Schwartz-Bart

Marc Vallès : Hier n’existe plus, mais nous en gardons le choc en nous.

L’art nous attend encore à la sortie. Dans l’ancienne orangerie, dédiée aux expositions, le scénographe Marc Vallès nous fait vivre un moment très différent. Son installation, Mon corps réfléchi, est un voyage au bout de la mémoire. Il nous emmène dans un de ces lieux de choc qui font partie de l'histoire de l'humanité. Assis sur ces chaises blanches, dans ce décor dépouillé et transparent orné de simples toiles de jutes marquées de matricules, on y entend une voix, des sons, une rumeur, un monde, des poèmes, qui soudain remontent dans cet espace sonore et sensoriel.

Car c'est du fin fond d'une cale de bateau de transport de la traite négrière que surgissent ces paroles, issues de la mémoire, de toute la pensée, de tous les silences qui ont accompagné ce voyage sans retour qui mena jadis tant de femmes et d'hommes d'un continent vers un autre dans la logique indigne de l'esclavage.

Des sons et des sensations, produits d’un choc initial menacé d’effacement et qui reviennent parcourir désormais le présent le long du fil de la mémoire humaine.

 

La créolisation, disait Edouard Glissant, c’est garder toutes les épaisseurs du soi pour en faire quelque chose d’uni, nous. Elle implique de créer une autre façon d’appréhender le monde qui appartienne à l’humanité. Son manquement ne nous permettrait pas d’aborder le futur.

Kreolire était là, dans ce Lieu d’Europe, pour nous le dire ce matin-là, pour nous inviter à vivre dans l’épaisseur du monde.

Pascale Camus-Walter

Ambassadrice Lire notre monde