Nous partons à la découverte d’une œuvre foisonnante, en constant renouvellement, à travers l’ouverture d’ "Une rétrospection" de Julie Doucet. Une visite par les mots d'Audrey Busch, notre ambassadrice Lire notre monde.
La conservatrice du musée Tomi Ungerer, Anna Sailer, exprimait à sa récente arrivée le souhait de maintenir ensemble Illustration, Beaux-Arts et Littérature. Un vœu amplement exaucé avec l’inauguration de l’exposition consacrée à l’illustratrice québécoise Julie Doucet, forte de nombreuses cordes à son arc. De quoi amorcer la 9e édition des Rencontres de l’Illustration avec talent, humour et poésie.
De la "débrouille" à l’édition internationale
Dans les années 1980, les moyens d’édition et de diffusion de petites revues de bandes dessinées appelées "fanzines" ne sont ni pleinement développés ni accessibles. Qu’à cela ne tienne, Julie Doucet sait tirer profit de son job dans une boîte de reprographie à Montréal. Elle tient des comptes, fait des photocopies pendant sa pause déjeuner, et s’arrange avec son supérieur.
Le milieu est initialement restreint, ses illustrations restent longtemps en noir et blanc, avant d’être présentées dans le magazine Factsheet FIVE. Véritable vitrine de la presse alternative de l’époque, le périodique contribue à toucher un public plus large et à recevoir des commandes internationales ainsi qu’à distribuer son travail en librairie.
Cette soudaine visibilité entraine une période d’échanges épistolaires illustrés appelés "Mail Art" ou "Art Postal". Les interlocuteurs sont internationaux, on y retrouve notamment Dominique Leblanc, dessinateur strasbourgeois, figure locale de la presse alternative, des fanzines et graphzines.
On propose rapidement à l’illustratrice l’édition en couleurs de son premier fanzine en 1988 intitulé "Dirty Plotte" : traduction littérale que l’on ne peut que conseiller de découvrir par soi-même.
Entre autofiction et autobiographie
Sur les planches du fanzine devenu célèbre, se déploie une mise en scène de son propre personnage : Julie Doucet. Laissant libre cours à son imagination, l’artiste dépeint des rêves, dans leur géniale absurdité, offrant tout le loisir de s’exprimer en poétesse graphique trash délicieusement drôle. Par exemple, une version revisitée de Godzilla menstruée, une odyssée de l’espace avec masturbation féminine, sans oublier une rencontre torride avec une bouteille de bière. On peut s’offusquer, être surpris, mais difficilement rester indifférent à de tels débuts dans la presse underground.
Au début des années 1990, l’obtention d’une bourse permet à l’artiste québécoise de s’installer à New York. Au travers de cette expérience appréhendée rétrospectivement par Julie Doucet, l’autofiction se mue en autobiographie. Des bulles de texte plus velues, une attention portée aux contrastes, ainsi qu’un ton moins léger, dominent dans ses dessins "Changements d’Adresses" publiés tardivement (1999).
Elle y décrit ses crises d’épilepsie, ses angoisses, mais surtout le caractère nocif de sa relation avec un artiste jaloux, prêt à tout pour entraver la réussite de sa partenaire et pour la détourner de son travail. Une emprise qui, pour notre plus grand bonheur, n’a pas eu raison de l’intarissable élan artistique de la dessinatrice. Crayon : 1, « Chum » toxique : 0.
L’expansion infinie de l’univers Doucet
La date de 1995 marque un tournant dans l’évolution personnelle et artistique de l’illustratrice. Principalement par lassitude du milieu, elle quitte conjointement New York et les contrées de la bande dessinée pour se consacrer à des séries de portraits dessinés puis en linogravure (gravure sur linoléum). Son inspiration ? Tout d’abord, une nouvelle langue à appréhender à Berlin. Ensuite, des photos laissées à l’abandon à côté d’une poubelle dans un parc de sa nouvelle ville. Sorte d’exofiction graphique, hommage rendu à une famille turque inconnue qu’elle nomme "Melek". Puis, des photomatons envoyés par ses amis, représentés en couleurs.
Toutefois, l’aura des mots entoure à nouveau la poétesse en l’invitant à expérimenter d’autres techniques une fois revenue à Montréal. Alors devenue fédératrice du "Mouvement Lent" avec l’éditeur Benoît Chaput, on lui donnerait sans résistance les rênes d’un monde en incorrigible accélération. Ainsi, au début des années 2000, à l’instar de la conception berlinoise de l’art, elle navigue sans frontières entre les arts. Gravures abstraites, sculptures, films, poésie sonore : la palette de l’artiste s’étoffe considérablement.
La passion de l’image et du mot
Par la suite, mêlant représentation, sonorité et sens du mot, Julie Doucet collecte patiemment des caractères découpés dans des articles de magazines des années 1950 et 1960 destinés à des poésies en collage. La sélection ici présentée révèle un souci de la justesse, un sentiment de vulnérabilité face au monde, mais aussi la conscience des limites du langage et des mots.
Digne héritière des mouvements Dada et Fluxus, l’artiste ne cesse de brouiller les pistes de la signification entre 2013 et 2016. Allant de collages aux propos sibyllins, jusqu’à l’invention d’un dictionnaire de mots issus de son imagination, la poétesse taquine la langue avec autant de malice que l’encre à dessin.
Dans toute son œuvre, les arts communiquent et les sens sont stimulés. Elle semble viser une forme d’art total, illustré par un retour au roman graphique en 2022 avec l’œuvre "Suicide total". Le format petit carnet-accordéon dit "Leporello" l’oblige à contenir son kaléidoscope d’idées et de formes sur un support aux dimensions limitées.
La dernière salle du parcours expose des collages sur d’anciennes illustrations de magazine façon roman photo surréaliste. La visite s’achève sur des collages de 2023 relatifs aux récents feux de forêts survenus au Canada où l’on retrouve le regard cynique propre à l’illustratrice.
Cette exposition temporaire imprime dans l’esprit une image, sinon une fresque, du talent de Julie Doucet. Le public peut se familiariser à son rythme avec une œuvre prolixe, avec une exploration curieuse des résonances entre les techniques et supports d’expression artistique ainsi qu’avec un grand sens du détail.
Une lecture à voix haute des poèmes et journaux de l’artiste ainsi que des rencontres sont aussi autant d’occasions de plonger dans son univers mais aussi d’accepter d’en sortir comme d’un rêve…